vendredi 10 juin 2016

Prosopagnosie

De la pâte à pain en train de lever.

C'est à peu près la seule façon dont je puisse exprimer ce que je vois dans le miroir, neuf fois sur dix et encore : mon visage, c'est de la pâte à pain.

C'est peut-être de cette incapacité à reconnaître un visage humain dans ce que je perçois de moi que vient ma difficulté à reconnaître les visages en général. J'ai dans mon sac plus d'anecdotes qu'il n'en faut, que je préfère trouver drôles, qui montrent assez à quel point les visages sont dépourvus de signification pour moi. Je les confonds tous, absolument. J'échoue à les saisir comme critère pertinent d'identification. Ils sont comme une écriture inconnue, que je n'aurais pas seulement du mal à déchiffrer, mais même à percevoir comme étant une écriture.

Enfant, j'imaginais sincèrement qu'en mettant une perruque et des lunettes pour venir à l'école, en mentant sur mon nom, personne ne me reconnaîtrait et je pourrais passer pour une autre personne. Une nouvelle. Une inconnue. Je n'imaginais pas une seconde que mon visage puisse être un élément important de reconnaissance, qu'il puisse être ce par quoi on m'identifie et me différencie d'autrui.

Mon visage, je le perçois comme un smiley : des yeux, une bouche sur une surface, quelque chose d'abstrait. Un concept de visage. Impossible à reconnaître ou à humaniser. La défaite de Levinas.

J'en interroge les formes, elles me sont toujours étrangères. J'échoue à les mémoriser ou à les percevoir comme une totalité signifiante.

De la pâte à pain.

J'ai mis longtemps à comprendre qu'il n'en allait pas de même pour les autres gens. Que mon incapacité à reconnaître un visage dans un visage était une exception. Que pour les autres, cela se passait autrement - d'une manière qui m'est et me sera sans doute toujours incompréhensible. Qu'ils avaient un sens dont je suis dépourvue. A vrai dire, c'est une découverte récente. Deux ans, trois au plus. Le jour où j'ai entendu parler pour la première fois de prosopagnosie, je l'ai vécu comme un retour au foyer après un interminable exil. Enfin j'étais chez moi.

Mon visage en miroir est toujours nouveau. Il n'est pas ce que je m'attends à trouver là. Je ne m'attends à rien. Sur les photographies, il me choque par cette impression de radicale étrangeté. Je n'arrive pas à y trouver une unité. Sans même parler de le percevoir comme "moi", le percevoir comme un ensemble signifiant, quelque chose qui puisse avoir un nom, porter un sens. Les photographies me sont toujours violentes, car tandis que j'y perçois les visages des autres au moins comme étant des visages, le mien échoue à mes yeux à se constituer en forme. C'est toujours de la pâte à pain.

Parfois, certains jours pleine d'énergie et d'assurance, ce que je croise dans le miroir est une personne. C'est un sentiment exaltant, d'autant plus intense qu'il est plus rare. J'en suis débordée de joie et d'enthousiasme. Ce sont des jours où je me sens forte et confiante - ce sentiment soudain que ce que je porte en sortant dans la rue, ce lieu d'où je perçois le monde, ma façade au regard des autres, c'est un visage, et non de la pâte à pain.

Mais c'est un sentiment qui passe, non une connaissance que je pourrais acquérir une fois pour toutes. Jamais ne se conserve pour plus tard le souvenir de cette unité de mon visage que j'ai fugacement perçue.

mardi 17 mai 2016

Au pas

Parfois cette impression qu'une armée me traverse.

Je sens le sol en moi vibrer sous leurs pas.

jeudi 3 mars 2016

Un minuscule éléphant

Depuis mon bureau je vois, dans le renfoncement de la fenêtre en hauteur, dès que je lève les yeux, ce miton de poussière resté accroché à une aspérité de la peinture dont la forme vue d'ici rappelle celle d'un minuscule éléphant traversant un désert acrylique.

Chaque fois la pensée suivante concerne la manière dont je pourrais, en montant sur un meuble, en étirant mon dos mes bras la pointe de mes pieds, à l'aide d'un chiffon, décrocher cette poussière, nettoyer cette surface, immaculée.

Et la suivante, combien me manquerait alors la silhouette familière de ce minuscule éléphant qui traverse, amical, le désert de mes pensées.

mardi 23 février 2016

La première fois

Cela fait longtemps maintenant que nous nous connaissons et pourtant chaque fois c'est comme la première fois. Cette première fois où rien n'est encore décidé, où l'on n'est pas sûr de plaire. Où l'on se voit en sachant que quelque chose peut se passer, sans que ce soit gagné d'avance, où l'on sait qu'il va falloir oser sortir de la tétanie, surmonter sa timidité et la peur du râteau. Délicieuse incertitude.

Je frappe à ta porte, tu ouvres et nous ne nous jetons pas l'un sur l'autre pour mêler nos langues. Non. On se fait la bise. On se demande si ça va. Il y a toujours une sorte de réserve, de timidité. Nous ne nous prenons même pas dans les bras. J'en aurais pourtant envie, mais c'est comme si j'ignorais que toi aussi. Ta présence me plonge instantanément dans le désir et le doute à la fois.

Nous commençons par discuter entre bons amis, avec ce sous-texte du désir entre nous, que nous ignorons superbement. Il n'y a pas d'accord tacite. Nous auront à reparcourir tout le chemin. Mamihlapinatapai. Nous passons un long moment comme ça, souvent plusieurs heures, sans nous toucher, prenant plaisir à être ensemble. Nous nous jetons des regards en coin. Nous prenons le temps de sentir si nous nous plaisons encore. Avec en arrière-plan cette tension dans le ventre - comment amener le sujet ? Et est-ce le sujet finalement ? - mais seulement en arrière-plan.

Parce que nous ne nous voyons pas pour faire l'amour. Mais il est rare, pourtant, qu'à un moment ou à un autre l'un de nous deux n'initie pas le contact. Timidement, comme si c'était la première fois. Toucher les mains, masser les épaules. Comme une proposition, comme une question. Un premier contact non-érotique qui pourra ou non être saisi comme une occasion d'aller plus loin. Ecouter la réponse, sentir la réaction. Laissant la porte ouverte à un "non" qui pourtant n'arrive jamais.

Et le premier baiser, alors, est toujours frais et intense comme si nous réalisions pour la première fois que notre désir est partagé. Nous nous embrassons timides, avec précautions, avec délicatesse, les lèvres parcourues de délicieux frissons à mesure que toute cette tension accumulée trouve peu à peu son accomplissement. Nous nous accueillons avec surprise et émotion.

Cette incertitude, ce sentiment que l'autre n'est réellement jamais acquis. Ce manque de confiance réciproque dans le désir de l'autre. Cela m'amuse de remarquer, grands maladroits, comme nous nous retrouvons à la case départ - à chaque fois, à chaque fois.

dimanche 21 février 2016

Le goût de l'angoisse

Comment t'expliquer l'angoisse, si tu ne l'as jamais connue ?

Tout ce que je pourrai faire, c'est essayer de te décrire à quoi ressemble la mienne. Car deux personnes jamais ne la vivent de façon exactement semblable ; elle varie en ses causes comme en ses manifestations ; et c'est pourquoi l'on vit parfois longtemps cette angoisse sans lui donner son nom, tant l'expérience est éloignée des définitions que l'on peut en lire.

Tu vois cette sensation que tu ressens au niveau du diaphragme à la veille de quelque chose d'important - un entretien, ou une présentation exigeante, que tu n'es pas certain-e de réussir ?Cette tension faite de peur et d'excitation, poussée à un point pénible, qui te coupe l'appétit et te donne la nausée ? Pour moi, l'angoisse, c'est comme avoir cette sensation - mais sans pouvoir lui assigner une cause : il n'y a rien le lendemain, ni entretien, ni présentation, rien.

Une appréhension vide.

Elle pourrait ressembler à certaines formes anxieuses de la joie, comme l'excitation que tu ressens à l'approche d'un rendez-vous avec une personne aimée, lorsque tu ne sais pas encore si c'est réciproque et que tu prévois de lui dévoiler tes sentiments ; ou encore cette inquiétude mêlée de désir qui te point au creux du ventre certains soirs où se fait sentir l'approche du printemps.

Mais l'angoisse ressemble à la joie anxieuse un peu à la manière d'un fruit pourri, où l'on reconnaît exactement le goût du fruit sain, mais poussé à l'extrême et corrompu jusqu'à l'infection. C'est par cette ressemblance que l'angoisse peut s'inviter dans la joie, ou la joie convoquer l'angoisse - de même que le goût du fruit sain longtemps ramènera avec lui, par contigüité, le souvenir atroce du fruit pourri.

vendredi 12 février 2016

Je caresse une idée

Je n'aime pas les godes réalistes. Ils me répugnent vaguement, comme un sexe d'exhibitionniste, un sexe qui s'impose dans sa particularité sans avoir demandé la permission. J'aime la variété des physionomies des sexes masculins, et il y a ici un bel effort pour varier. Mais ce que j'aime surtout, dans la particularité d'un sexe, c'est que ce soit le sexe de quelqu'un, qu'il fasse partie d'une personne. Avec un gode, comment choisir entre telle ou telle forme ? Ce n'est le sexe de personne. C'est un peu triste. Alors j'aime autant une forme qui rappelle tout sauf un sexe.

Même chose pour les couleurs. Je bloque sur les couleurs réalistes. Les couleurs chair sont tristes et flasques, les couleurs noires sont coloniales, dégradantes. Je fantasmerais plus facilement sur un gode vert fluo, qui au moins n'est pas raciste.

Je caresse un moment l'idée, puis je passe.

jeudi 11 février 2016

Mon homme intérieur


Ce n'est pas mon homme intérieur qui fait de la menuiserie, change les roues de voiture ou porte les cheveux courts. Je n'ai pas besoin d'un homme pour cela.

Ce n'est pas davantage mon homme intérieur qui me rend forte. Pourquoi la force serait-elle nécessairement masculine ?

Avoir un homme intérieur, ce n'est pas avoir un macho intérieur. Mon homme intérieur ne se reconnaît pas dans une masculinité agressive.

Mon homme intérieur est non-violent.

Mon homme intérieur ne participe pas au concours de bites.

Mon homme intérieur parle doucement, écoute beaucoup.

Mon homme intérieur regarde les choses longuement et avec attention.

Mon homme intérieur est un peu trop sérieux parfois (heureusement que je suis là pour faire des blagues).

Mon homme intérieur est un "mec bien".

Mon homme intérieur questionne ses privilèges.

Mon homme intérieur est timide avec les femmes. Mon homme intérieur est timide tout court.

Mon homme intérieur est bi. Ça nous fait deux points communs.

Mon homme intérieur est Versaillais.

Mon home intérieur est pas super sportif.

Mon homme intérieur a parfois peur de sentir mauvais.

Mon homme intérieur n'est pas à l'aise en société.

Mon homme intérieur est beaucoup moins complexé maintenant qu'il y a quelques années.

Mon homme intérieur apprécie la coupe ample et les larges poches des vêtements masculins, qui lui permettent une grande liberté de mouvement et de trimbaler plein de trucs sans avoir à s'encombrer d'un sac. Ah non ça en fait c'est moi.

Mon homme intérieur aime bien les zeugma, mais n'est jamais trop sûr de savoir comment les construire.

Mon homme intérieur espère être aimé pour lui-même, et accepté tel qu'il est.

Mon homme intérieur se fait des clins d’œil dans la glace.

Mon homme intérieur assume sa part de féminité.

lundi 8 février 2016

Trop verts, et bons pour les goujats

Je te raconte à quel point j'aime mes cheveux courts.

Et toi, là, tu glisse au passage que quand même, un carré, ça m'allait tellement mieux.

Et puis tu y reviens, régulièrement, de façon insidieuse.

Ça me fait grincer des dents.

Tu évoques cette période de mon existence depuis longtemps révolue, où j'étais si jolie. Est-ce que tu vas me demander de redevenir plus jeune, aussi ?

En faisant ça, on pourrait prétendre que tu ne fais que manifester que je te plais. Toi-même, tu en es certainement convaincu. Si tu te préoccupes de ce qui me rendrait le plus belle, c'est bien que je te plais, non ?

Mais non. J'ai pas besoin de ça pour le savoir, que je te plais. Que je te plais même avec mes cheveux courts de garçon. Que je te plais beaucoup, même. Ça transpire de partout dans nos conversations.

Mais là, ce que tu es en train de dire, c'est quelque chose de différent, et c'est étrange : tu es en train de me dire que je ne te plais pas assez. Tu es en train de m'indiquer comment te plaire davantage. Comme si je ne te plaisais pas déjà suffisamment ! Alors que je ne suis même pas sûr que tu me plaises, toi !

C'est drôle, tu sais, cette attitude. C'est curieux. Je me demande comment tu t'autorises. A essayer de me dicter mon apparence. On est même pas ensemble. Ça te rendrait pas plus légitime à le faire à mes yeux, remarque. Mais là, comment tu t'autorises ? Je vois pas autre chose que : parce que je te plais.

C'est assez énorme. Paradoxal. Du fait que je te plais, tu te sens autorisé à m'envoyer des injonctions pour que je te plaise encore davantage. Comme si, en te plaisant, je commençais déjà à t'appartenir un peu. Comme si ça réveillait chez toi des démangeaisons propriétaires.

Mais personne ne me possède, vois-tu.

Personne ne me dit comment m'habiller, me coiffer, me comporter, personne ne me fait rentrer dans des crasses de boîtes pour ses beaux yeux. Personne ne me somme de correspondre à ce qu'il considère comme une femme pour lui plaire.

Te plaire est beaucoup moins important que me plaire moi-même.

J'ai pas à te séduire. Si d'aventure je te plaisais pas, eh beh je me ferais une raison, tu sais. Je me contenterais de plaire à ceux à qui je plais.


Tu serais déjà tellement chanceux si tu pouvais m'avoir là, comme je suis, avec mes cheveux courts, mes pantalons, mon absence de maquillage et mes aisselles poilues. Parce que je suis géniale comme ça. Tu le sais, en fait. Je te plais. Je te plais beaucoup trop. Tellement trop que tu as perds le contrôle, et pour avoir l'illusion de le reprendre un peu, tu te sens obligé de me demander de changer.

Mais tu vois, ça n'arrivera pas. Je vais rester comme je suis : extraordinaire. Et toi, tu vas rester tout seul.

mardi 2 février 2016

Note aux utilisateurs

(1) Frotter vigoureusement ma chatte de haut en bas n'est pas sexy, mais : incroyablement douloureux. Mes petites lèvres sont faites d'une peau très fine et délicate, les léser met en péril les ébats à venir.

(2) Car non : je ne continue pas quand je suis si irritée que ça me fait mal. C'est comme ça. Faudra vous y faire.

(3) Mon clitoris n'est pas , mais .

(4) ON Y MET PAS LES ONGLES, FOUTRE DIEU !!!

(5) Si vous mettez trèèèèèèèèès longtemps à jouir, il y a certainement un moment où je dirai stop. C'est pas que je m'ennuie, pas de la mauvaise volonté non plus, c'est que les dix minutes de plus qu'il vous faudra pour aller au bout, pour moi ça veut dire douleur, serrer les dents (pas mon idée du plaisir) et des lésions qui mettront des jours à cicatriser. Donc prenez-vous en charge, merde.

(6) Il y a plein d'endroits du corps autres que les organes génitaux qui sont jolis, agréables à toucher et fournisseurs officiels de plein de plaisir. Je parle pas de mon corps, là, mais du vôtre. Alors arrêtez donc de vous focaliser sur votre bite, ya plein de manières de faire l'amour.

(7) Je n'accepte pas de faire du sexe avec vous pour vous rendre un service. Je le fais parce que j'en ai envie et que ça me fait plaisir. Si ça ne me fait plus plaisir ni envie, point. Inutile de chercher à négocier, et j'arrive pas à croire que j'aie besoin de préciser ça.

(8) Essayer de me culpabiliser en me disant que "c'est dans la tête" n'est pas une bonne idée.

(9) Grommeler dans votre barbe que je vous le paierai non plus.

(10) Perso, le hate sex, c'est pas mon truc. Du coup je vais essayer fort de pas vous haïr, mais facilitez-moi un peu la tâche, s'il vous plaît, merci.

jeudi 28 janvier 2016

Ecrit sur une table en bois

La première chose que je fais, toujours, c'est enfiler mes gants. Des gants de travail, enduits côté paume de cette matière antidérapante, je ne sais pas exactement ce que c'est. Ils s'ajustent presque exactement sur mes mains et je me sens grandir de quelques centimètres. J'aime cette sensation. Un léger frisson court dans ma poitrine. Revêtues de ces gants, mes mains deviennent autres. Fortes. Agiles. Capables. Et surtout : invulnérables. Pourtant jamais ces gants ne seraient assez résistants pour protéger mes mains d'un trait de scie circulaire. Pourtant je les mets aussi pour tracer, mesurer - choses qui ne mettent pas mes mains en péril. Mais lorsque je porte ces gants, c'est mon ethos menuisier que je revêts. Mes mains couvertes, et c'est tout mon corps, mon être entier qui devient plus puissant.

Associer le bois, morceau par morceau. Travailler chaque pièce. Penser l'ensemble, et le voir peu à peu prendre forme. Déplacer les choses. Ne pas se soucier des postures que prend le corps. Respirer la poussière de bois. Ajuster.

Le casque sur le cou, le casque sur les oreilles. Voir les mèches de la perceuse entrer sans effort entre les veines du bois sans en entendre le bruit. L'odeur des copeaux légèrement brûlés. Concentrée, concentrée. Je tiens les choses ensemble dans ma tête avant de les tenir dans mes mains. Penser à de multiples paramètres en même temps. Penser justesse, équilibre, beauté. Avec les moyens du bord, construire quelque chose qui me fera plaisir à voir et à toucher.

Ne pas voir passer le temps.

Avoir soif.

Peu de mots trouvent place dans le processus. Un grognement satisfait de temps à autre.

Et parfois, au milieu d'une mesure minutieuse, je dois faire effort pour me souvenir de ne pas trop insister - qu'un millimètre de plus ou de moins à cet endroit n'est pas dramatique, que cela ne changera rien à l'équilibre du meuble, que je ne le percevrai pas du tout lorsque je serai assise à cette table pour écrire - non, ne te tracasse pas trop pour cette mesure, il y a une limite supérieure à la méticulosité, et ce n'est pas l'obsession du menuisier qui fera le grand roman - finalement, tout ce que je demande à cette table, c'est d'être suffisamment bonne pour écrire dessus.