dimanche 31 août 2014

La foule

Nous avons dansé ensemble toute la soirée. Tu dansais bien et je me sentais moins gauche que d'habitude : la générosité des bons cavaliers. Nous avons échangé peu de mots. Nos prénoms. Quelques phrases étranges, maladroites. Ta voix était agréable. Je me sentais curieusement en confiance et quelque chose de plus, attirée.

Intimidée. Je suis partie sans dire au revoir, sans échanger de numéros. Je ne sais même pas où tu vis, si tu étais de passage, si tu danses souvent. A d'autres bals il n'y avait que ton absence.

C'était il y a des mois. J'y pense encore, tu vois. Je serai à nouveau à ce bal l'an prochain. Il ne me reste qu'à espérer que tu y soies, et que tu aies meilleure mémoire des visages que moi.

samedi 30 août 2014

Au jeune homme

Laisse-moi te parler de T.

T. a ton âge à peu près, mais il n'a pas un chouette appartement comme le tien. Il dort dans sa voiture avec son chien. Sa voiture ne roule pas. Enfin vaudrait mieux pas vu qu'il n'a plus de permis et qu'elle n'a pas de freins, mais bon, c'est pas vraiment une voiture, je te dis, c'est surtout pour dormir, c'est mieux que dans la rue même si c'est dans la rue quand même. Question de nuance.

T., avec sa coupe à la tondeuse, son t-shirt noir et son pantalon de sécurité, si tu savais comme il te ressemble.

Seulement voilà toi tu sors pas de prison, ça se voit tout de suite, je sais pas à quoi mais ça se voit. Tu sors pas de prison et tu y retournes pas la semaine prochaine. Enfin ça c'est si T. ne trouve pas une adresse, parce que la voiture avec le chien ça suffit pas pour mettre en place le bracelet électronique. L'histoire ne dit pas ce que devient le chien si T. retourne en tôle.

T. n'a pas eu des parents sympa pour lui payer des études. Non mais je sais bien qu'ils te font chier tes parents. Les siens l'accueillent à coups de carabine à plomb. L'histoire ne dit pas ce qu'il a fait pour, mais enfin ça, c'est seulement si on pense que ça peut se justifier.

Oh je vais pas te faire pleurer, hein, T., c'est pas un innocent. Il a fait des trucs pour y aller, en tôle. Il a tendance à s'énerver dur, toi j'imagine que tu tabasses pas les gens quand t'as des pulsions d'agressivité, tu fais ça plus subtil, et puis il vole aussi, tiens, t'as pas retrouvé ta voiture à cheval sur des parpaings l'autre matin ? Ben voilà tu vois tu le connais déjà, les présentations sont faites.

Bien mérité alors, mais ça c'est seulement si on pense que la tôle ça peut être mérité. Et puis vois-tu, T., il est déjà pas mal violent. Il a ce truc qui a tendance à jaillir un peu n'importe quand de façon anarchique, pas toujours, hein, globalement franchement il est super gentil, mais ça fait comme des explosions régulières. Tu crois vraiment qu'il va ressortir de tôle moins violent ? Moi je crois pas qu'on apprenne quoi que ce soit de bon en tôle. Peut-être même que la tôle y est pas pour rien dans ce rôle de violent dans lequel il s'est enfermé. Enfin bref. La poule ou l’œuf.

Et puis tu vois T., là, maintenant, on peut discuter avec lui. On peut partager le même monde. Franchement je l'ai rencontré c'était tout de suite comme un petit frère, et pourtant c'est rien de dire qu'on a pas le même parcours. Tu te demandes comment je connais un gars comme ça. C'est un pote d'un pote, un ami d'un ami, comme tu veux, j'ai pas trop tendance à hiérarchiser, je suis pas facebook. Tu le mets un an de plus en tôle, je suis pas sûre qu'à la sortie on puisse encore lui parler. Faudrait pas grand'chose pour qu'il se ferme définitivement, cadenassé acier blindé, pas grand'chose pour casser le fil qui le relie encore à nous, tu sais, nous, les autres, les gens bien. Et on pourrait même dire que c'est déjà un miracle qu'il soit encore là, ce fil, et qu'il lui a fallu une sacrée dose d'énergie et de bonne volonté, à T., pour le préserver jusqu'ici. Mais faudrait pas trop lui en demander quand même. Son humour a des limites.

T. avec son sourire à décrocher la lune et ses dents à mordre dedans.

Enfin bref ce matin je fais deux ou trois tours du parking à vélo et je retrouve pas la voiture pourrie de T. J'étais un peu inquiète, t'imagines bien. Parce que ça pouvait vouloir dire qu'il avait trouvé une adresse, mais aussi bien qu'il était retourné en tôle plus tôt que prévu, pour une autre affaire, paf, la main brutale de la justice et disparu du paysage. Et toi tu t'arrêtes en bagnole à mon niveau et tu me fais remarquer que "Mademoiselle, c'est un sens interdit."

Déjà tu m'appelles mademoiselle j'aime pas. Est-ce que je t'appelle mon petit monsieur ? Honnêtement ça m'a fait tout chaud d'un coup, ça m'a donné envie de, ça m'a donné envie de t'expliquer, tu vois, intensément.

Alors voilà.