mardi 23 décembre 2014

Tuer le père

Tuer le père n'est pas éliminer le géniteur. Ce n'est pas parce qu'on partage la moitié de ses gènes qu'il faut tuer le père. Tuer le père n'est pas tuer celui qui protège - d'ailleurs tous les pères ne protègent pas ; ni tuer le modèle : tous les pères ne sont pas des modèles, ni des anti-modèles.

Alors qui est le père, pour qu'on le tue ?

Le père à tuer est celui qui se juge propriétaire des corps de tous ceux - femmes, enfants, enfants devenus adultes - qui partagent son existence. Il interdit la joie. Il interdit le désir - le sien seul a droit de cité. Il interdit la liberté. Son jugement seul compte.

Je crois que dans tout groupe partageant des liens affectifs peut apparaître, d'une manière ou d'une autre, un tel père. Je crois aussi que chacun de nous héberge un père en lui. Ce père est le nom de tout ce qui emploie son énergie à faire obstacle. Et ce père est toujours à tuer, au moins symboliquement.

lundi 22 décembre 2014

Prochains

Iseult, Jacques-Antoine et leur chaton vivent juste à côté.

Iseult a un prénom précieux de reine nordique, des traits réguliers et un regard étrange. Elle est très gentille, fait l'effort de se rappeler de votre prénom et vous expliquera elle-même qu'elle est handicapée mentale. Elle aimerait bien trouver du travail, et aussi vous inviter à prendre un café. Elle est enceinte de son troisième enfant qui, comme les précédents, sera placé en foyer dès la naissance.

Jacques-Antoine a un prénom clinquant de fils de bonne famille et on n'arrive pas très bien à distinguer si son problème à lui est aussi de handicap mental ou plutôt de toxicomanie sévère. ça n'est pas vraiment possible d'entrer en contact avec lui. Parfois dans la cour il joue de la guitare, plutôt bien, mais l'autre jour la guitare était dans la poubelle, complètement défoncée.

Les prénoms ont été changés, toutes choses égales par ailleurs.

Le chaton est un chaton parfaitement ordinaire.

dimanche 21 décembre 2014

Humeur atmosphérique

Ce matin-là ciel bleu, passage de brouillard, puis soleil à nouveau. Dans le train vers Paris je retrouve le brouillard, et me demande si nous avons rattrapé une nappe glissant vers le nord, ou si Paris en est la source, un cœur de brouillard palpitant qui s'étend, se contracte, recouvre et découvre le pays comme une marée.

mercredi 17 décembre 2014

Anesthésie

Les yeux bandés, renversée sur le lit, j'attendais sagement vos sévices. Un peu tendue, comme toujours lorsqu'on ne sait à quoi s'attendre, de cette tension qui accroît le désir et décuple les sensations.

Mais je n'ai pas senti venir le tampon imbibé d'un liquide inconnu et volatil que vous avez soudain plaqué sous mon nez. Une vague piquante à l'assaut de mes narines, J'ai essayé de retenir mon souffle mais trop tard, les vapeurs m'envahissaient déjà le cerveau.

Docile à l'expérience que vous me proposiez, je m'apprêtais avec terreur et bonne volonté à suffoquer, tomber dans les pommes, me vider de tout mon sang par une large entaille en un lieu de votre choix, être coupée en morceaux, nourrir les quelques poissons survivants de la Seine. Si tel était votre plaisir.

C'était que du poppers, mais je pouvais pas le savoir, j'en avais jamais entendu parler.

Mais la peur avait glacé mes sens et c'est raide, insensible, frigorifiée que je vous reçus, statue de givre qu'aucune caresse ne pouvait plus émouvoir.

jeudi 11 décembre 2014

D'un temps plus long

Ta peau était douce contre mes lèvres, contre mes bras ; ma peau était douce sous tes doigts ; nos baisers des lèvres mordues, des soupirs ;

Debout, comme pour une étreinte furtive, mais furieusement agités nous prenions notre temps, nos jambes mélangées, équilibristes sur un coin de faïence,

Hors d'haleine ; mes yeux ont basculé longtemps dans le plaisir, captant par intermittence ton regard entre mes cils clos, si longtemps j'étais haut, lumineuse, aiguë, criant sur l'onde qui nous joignait, centrale ;

Entre nos pieds, les gouttes de sang tombaient, profondes, merveilleuses, une à une tachant le sol blanc.

mardi 9 décembre 2014

Granitique

Depuis bientôt trois semaines, plus de désir.

Rien ne passe. Plus de vie en ce lieu. Pas un frémissement dans le delta de mon intimité.

Aucune de ces idées qui naguère m'égayaient n'arrive à éveiller mes envies.

Même ton beau visage, le désir a glissé dessus comme à la surface d'un lac gelé.

Rien ne descend jusque là en-bas. Tout reste et meurt au niveau de la poitrine.

Entre les deux, ce bloc noueux d'angoisse et de dégoût bloque toute circulation.

samedi 29 novembre 2014

Fantaisie rouge

Je suis retombée dessus par hasard. Dans un pays lointain, chez des amis d'amis. Il y avait dans une pile dépareillée cette assiette décorée d'une scène du Petit chaperon rouge, le loup surgissant de derrière un arbre. J'avais la même assiette enfant, mais je l'avais effacée de ma mémoire. Elle est revenue d'un coup. C'était la même exactement ; le même dessin malhabile, assez laid mais attachant, un chaperon joufflu et blond effrayé par pure convention, et le loup comme un gros chat débile tirant la langue, l'air bien sympathique finalement.

ça m'a mis un coup, l'irruption de ce motif intensément familier alors que je me croyais loin de tout. ça m'a mis un coup, parce que : cela fait des années que le conte du chaperon rouge est un motif important pour moi, mais je ne me souvenais pas que cela faisait si longtemps.

Or que dit-il, ce fantasme du loup - ce loup brun, chaud, velu, neuf, mystérieux ? Bien sûr, Chaperon rouge est attirée par le loup. J'ai longtemps lu ce motif comme quelque chose d'assez valorisant - l'attrait du danger, de l'aventure. Mais par quoi est-elle attirée ? Que propose le loup ? Le loup aime le Chaperon. Comment le sait-on ? Eh bien il veut la manger.

Le loup, c'est celui qui prouve son amour en détruisant ce qu'il aime.

Ai-je ceci au fond de moi - l'idée que la seule vraie manière de m'aimer, c'est de me détruire ?

mardi 25 novembre 2014

Eloge de l'eau

La théorie des humeurs, qui plonge ses racines bien avant Hippocrate, dans la haute antiquité grecque, explique et symbolise les caractères humains par quatre humeurs (bile jaune, bile noire, sang, lymphe) dont la proportion conditionnerait aussi bien l'équilibre du corps que celui de l'esprit. Ces quatre humeurs se répartissent sur deux échelles croisées, l'une allant du froid au chaud, l'autre du sec à l'humide.

Les quatre tempéraments ne sont pas de valeur égale cependant. Le tempérament sanguin est considéré comme le meilleur. Ultra stable, il vous assure santé, force, esprit et joie. Le tempérament bilieux, pas aussi équilibré, fait néanmoins de vous un esprit vif. Le tempérament mélancolique, bien que maladif, est associé depuis Aristote à la créativité. Le tempérament lymphatique, enfin, est le tempérament de la louse : souvent malade, lent d'esprit et de corps, le lymphatique manque globalement d'énergie.

Etudier ces choses rend malade. Ou plutôt : je ne connais pas de chercheur qui, ayant étudié la théorie des humeurs, n'ait cherché à lire son propre caractère à travers cette grille. Non sans orgueil souvent : je me souviens de ce collègue qui me confiait qu'il correspondait trait pour trait au tempérament mélancolique. Ben voyons mon lapin. Comme par hasard, le tempérament de l'homme de génie. On ne se mouche pas du coude, hein.

Moi, je me reconnais dans le tempérament lymphatique. Mais ça ne veut pas dire que je suis nulle. Je trouve le tempérament lymphatique injustement décrié. Les lymphatiques se posent. Ils écoutent longtemps avant de parler. Ils vont au fond des choses comme la pierre au fond de l'étang, inexorablement. Ils contemplent. Ils attendent. Nombreuses carpes centenaires évoluant lentement dans l'ombre sous la surface du lac de leurs yeux. Le tempérament lymphatique a pour élément l'eau. Froide, mais ouvrant à d'autres univers. Impassible, mais le moindre effleurement y crée des ondes. L'eau est dense, pérenne, impossible à briser. Sa lenteur est sa puissance. Sa profondeur est abyssale. L'eau englobe, absorbe, comprend.

dimanche 23 novembre 2014

Touche

Une femme t'a dit récemment paraît-il que tu étais quelqu'un de trop froid. Je ne suis pas d'accord. Il y a tant de braise au fond de tes yeux sombres. J'en suis chaque fois consumée.

Ta lèvre inférieure qui avance légèrement, j'ai envie de la mordre. Mais gentiment, je t'assure. Tu aimerais.

Ce truc que tu m'as chuchoté à l'oreille pendant le concert, j'ai pas du tout écouté ce que tu disais, tant j'étais happée par les sonorités de tes mots - j'étais sûre que c'est la voix avec laquelle tu jouis. Et ton mouvement pour te pencher vers moi, je l'ai halluciné se prolongeant pour m'embrasser dans le cou. Cela n'a pas eu lieu, j'ai pourtant frissonné de la tête aux pieds. J'imaginais le contact rugueux de tes lèvres sur ma peau sensible.

De tous ces éléments discrets que je peux saisir sans indécence - une main sur ton épaule, des regards croisés, la ligne de ta mâchoire, un peu de ta peau dévoilée pour d'innocentes raisons - je me compose ce que ce serait de faire l'amour avec toi. Dans le secret de mon cinéma intérieur je baise subrepticement avec chacun de ces détails volés. Mais l'effet, crois-moi, en est si intense que cela me donne envie de savoir quelle tornade, quel ouragan ce serait de me frotter à toi tout entier réuni.

vendredi 14 novembre 2014

Tout vouloir

Tu veux tout. Tout ce que je veux aussi. Les nuits fauves, les amants, les amantes, le partage, la confiance, la fluidité. Les rencontres, les caresses comme des découvertes, le plaisir qui se multiplie d'autrui. Les perversions, l'exploration, trouver de nouvelles voies du désir.

Mais pas avec moi.

Tu veux que l'on soit libres, mais chaque fois que passe la possibilité d'un amant pour moi tu te tords de douleur.

Tu veux exactement ce que je veux. Un réseau de liberté et de bienveillance, où le désir serait comme l'amitié, source d'eau fraîche désaltérante et parfois flamme intérieure, qui jamais ne brûlerait. Un lieu où donner sans prendre.

Mais tu le construiras sans moi. Tu ne me veux pas dedans.

Je ne comprendrai jamais ce que j'ai fait pour cela.

Tes raisons sont obscures.

La seule chose que je peux comprendre, c'est que : tout cela, que tu veux vivre, et que j'aimerais vivre avec toi, toi, tu ne veux pas le vivre avec moi.

Tu ne me veux pas.

C'est douloureux.

Mais après tout, même si dans tout ça j'ai l'impression que tu te fous un peu de ma gueule, à crier de douleur à l'évocation de mon plaisir lorsqu'ailleurs tu construis le tiens, je suis contente pour toi. Contente si ailleurs tu cherches de l'or ; si tout cela que tu veux vivre, tu le peux, même si c'est sans moi.

jeudi 30 octobre 2014

Manuel d'Eprisedetete

Tu me demandes, ami, comment convaincre ta femme de la grandeur et de la sincérité de ton désir pour elle.

Si elle ne se désire pas elle-même, tu n'y arriveras pas.

Si elle ne te désire pas, tu n'y arriveras pas.

Si tu ne te désires pas toi-même, tu n'y arriveras pas.

Et si ces trois conditions étaient remplies, tu ne viendrais pas me poser cette question, car la convaincre de ton désir ne poserait aucunement problème.

mardi 28 octobre 2014

Célébration

C'est en détachant mon vélo au sortir de la réunion que j'ai remarqué le brouillard. Et là, impossible de rentrer chez moi : il me faut foncer dans le brouillard à vélo dans la nuit.

Prendre n'importe quel chemin. Celui qui se présente. Celui que je connais le mieux. Le but n'est pas le but, mais le chemin : profiter du brouillard. Ce chemin que je prends presque sans y penser me mène chez vous, mes amis, qui à cette heure dormez je l'espère : je ne vous dérangerai pas. Il mènerait aussi à ta petite maison planquée sous les arbres ; mais ce n'est pas ce soir encore que je débarquerai chez toi à l'improviste, pour voir.

La dynamo chante avec douceur, le phare promène devant moi un pulsant pinceau.

Les pistes où je m'engage sont un magnifique tunnel de brouillard.

Mon sourire devient extatique. En passant je fais des high-five aux branches pendantes des arbres.

Il faut me refréner. Je ne sais jusqu'où j'irais, emportée par mon brumeux délire.

Mon culte n'est pas solaire. Il est de la brume fraîche et dense qui invite au jeu, adoucit, enveloppe et fait du monde un secret.

vendredi 24 octobre 2014

Commerce inéquitable

Le club était, comme on dit, "select". Du moins d'après son site : beaucoup d'exigences pour y être admis, entrée onéreuse.

Les femmes étaient belles. Les femmes étaient belles et leurs compagnons moins, beaucoup moins, au point que j'ai rapidement eu cette impression pénible qu'il ne s'agissait pas tant de payer l'entrée en argent qu'en apportant chacun sa femme-trophée pour avoir accès à celle des autres.

Les femmes étaient belles et les hommes vieux, ou mal entretenus, ou louches ou déplaisants. Aucun n'a éveillé mon envie. Je n'ai eu de désir que pour des femmes, car même les plus vieilles assumaient qu'elles étaient là pour éveiller le désir. Aucun des hommes présents n'avait l'air de considérer qu'il avait à éveiller quoi que ce soit.

Il y avait cette femme d'une cinquantaine d'années qui m'a effleuré la cuisse, ses doigts étaient d'une douceur de soie. Mais mes compagnons n'en voulaient pas, je lui ai dit non. Je l'ai regretté.

Il y avait ce beau couple. Pardon : la femme était belle. L'homme n'était pas repoussant. Pas échangistes, mais mélangistes : caresses, pas de pénétration. Le sexe de monsieur était minuscule et refusait la comparaison.

Les rares hommes attirants étaient verrouillés par leur compagne. On n'y touchait pas. Ils ne touchaient personne. Impossible de croiser leur regard, statues de glace. Ces couples partaient rapidement après avoir peu maté.

Et surtout les hommes ne faisaient rien entre eux. Les femmes entre elles oui ; mais les hommes ne se touchaient pas, ne se caressaient pas, évitaient à toute force le contact du corps de l'autre. Là encore, ils refusaient d'exister comme objets de désir.

Pourquoi venir en club libertin si c'est pour trouver l'air surchargé de préjugés et de stéréotypes ? Ce n'était pas mon érotisme. En rien de temps je m'y suis asséchée.

jeudi 23 octobre 2014

L'exercice de ta violence

Cette violence psychologique qui a cessé il y a peu. Cette violence que tu as exercée sur moi des années durant. Cette violence que j'ai subie sans m'enfuir. Cette violence que je n'ai pas eu la force de refuser. Cette violence dont je me persuadais sans cesse que j'en étais la cause, que je l'avais méritée. Cette violence que je passais mon temps à oublier. Au point que j'avais, que j'ai toujours du mal à m'en souvenir.

Ta violence, elle avait certainement en toi des racines profondes, intimes, tu vivais les causes de ta violence comme quelque chose d'unique et très personnel, n'ayant rien à voir avec une culture, une logique d'ensemble.

Mais moi, non. Moi, vois-tu, je nous trouve des choses en commun avec les statistiques sur les femmes battues. Moi, vois-tu, j'ai ressenti ta violence comme faisant partie d'un plus vaste système où l'homme considère la femme comme une chose qui lui appartient et la punit lorsqu'elle manifeste son indépendance. C'était peut-être pour des raisons très intimes, mais chaque moment de ma vie te revenait de droit, et c'est lorsque j'enfreignais ce droit que s'exerçait ta violence.

Et donc ta violence s'en est allée. Tu ne me maltraites plus. Mais si ta possessivité est toujours là, selon moi, la violence est seulement cachée dans son dos.

dimanche 19 octobre 2014

Les drôles (2) : introduction à la drôlesse

Et pourtant si je veux étudier ce domaine du savoir de ce siècle éloigné, il faudra bien en passer par les écrits de vieux mâles imbus de leur supériorité. Je ne peux pas étudier la même chose en privilégiant les écrits féminins, car d'écrits féminins, dans ce domaine, à cette époque, il n'y en a pas.

Une solution serait peut-être de choisir un autre objet d'études : ce domaine, cette époque me semblent intéressant, mais n'est-ce pas un biais de mon éducation ? Pourquoi ne pas choisir de mettre en lumière des périodes ou des aspects moins exclusivement phallocrates de l'histoire ?

Ou alors prendre ma place dans mon siècle et en faire quelque chose d'intéressant. Après tout, je ne suis pas que mes études ; et quand bien même ce serait le cas, femme, faire de longues et sérieuses études dans ce domaine pointu et encore aujourd'hui très majoritairement masculin, c'est aussi changer la condition des femmes.

vendredi 17 octobre 2014

Casting

Il faut se rendre à l'évidence : le casting de ma vie sexuelle ne passe pas davantage le test de Bechdel que le pire blockbuster hollywoodien. Le casting de ma vie sexuelle est plein de préjugés. Le casting de ma vie sexuelle est hyper ethnocentriste. Le casting de ma vie sexuelle représente rien du tout. Le casting de ma vie sexuelle craint à mort.

Pas un P.O.C. à un rôle important. Pas de P.O.C. tout court d'ailleurs. Même pas un peu, même pas de loin. Le casting de ma vie sexuelle est blanc comme un cul. Comme un cul blanc, en tous cas.

Très très peu de femmes, et dans des rôles tellement secondaires que ça vaut même pas la peine d'en parler.

Evidemment y'a aucune personne LGBT (même si toi t'es un peu queer, mais bon t'es quand même vachement homme et vachement blanc surtout).

Y'a pas non plus une seule personne avec un handicap.

Y'a bien ce jeune homme moitié japonais qui est en fauteuil roulant maintenant mais à l'époque il l'était pas, et puis on a guère fait que se rouler des pelles ados, et c'est dommage sinon il aurait aussi pu compter comme P.O.C., j'aurais fait d'une pierre deux coups.

Je trouve ma vie sexuelle très très peu ouverte d'esprit. Y'a comme un gros biais dans le casting de ma vie sexuelle. Va falloir que je veille sérieusement à l'égalité des chances dans ma vie sexuelle.

Les drôles (1)

Ces vieux livres, écrits par de vieux savants depuis longtemps poussière. Leurs livres, eux, ont été soigneusement conservés, et aujourd'hui je les lis. Je suis peut-être la première depuis longtemps. Nous n'avons pas été nombreux ces derniers siècles à nous intéresser à ces auteurs. Pourtant aujourd'hui je les lis, ils vont faire l'objet d'un travail universitaire, et j'ai dans l'idée de montrer leur intérêt. Exhumer ces vieilles pages de leur sommeil poussiéreux et leur redonner vie à la lumière.

Mais quelque chose me gratte.
Ces vieux savants, si leurs écrits sont intéressants, c'est parfois parce qu'ils sont d'une colossale absurdité.
Si leurs ouvrages ont été conservés, c'est qu'ils étaient, en leur temps, des sommités.
A l'époque où ils écrivent, aucune femme n'aurait pu exercer leur métier, encore moins avoir leur statut.
De lourds traités écrits par de vieux imbéciles, donc, et qui ne doivent leur pérennité qu'au fait que leurs auteurs sont des hommes.

En choisissant de les étudier, ne suis-je pas le dernier maillon en date de la longue chaîne de ceux qui ne considèrent comme intéressants que les écrits des vieux mâles blancs hétérosexuels ?

Ou plus simplement : pourquoi consacrer mon énergie à faire survivre l'oeuvre des mâles, toujours des mâles ?

Me voici pour trois ans les deux mains dans l'injustice des siècles.

dimanche 7 septembre 2014

Silex

Un examen minutieux du caillou révéla, sans doute possible, l'absence du plan de frappe, de la bosse et des ondes de percussion qui m'auraient permis d'y reconnaître à coup sûr un vestige préhistorique.

(Cette note est dédiée à Éric Chevillard.)

dimanche 31 août 2014

La foule

Nous avons dansé ensemble toute la soirée. Tu dansais bien et je me sentais moins gauche que d'habitude : la générosité des bons cavaliers. Nous avons échangé peu de mots. Nos prénoms. Quelques phrases étranges, maladroites. Ta voix était agréable. Je me sentais curieusement en confiance et quelque chose de plus, attirée.

Intimidée. Je suis partie sans dire au revoir, sans échanger de numéros. Je ne sais même pas où tu vis, si tu étais de passage, si tu danses souvent. A d'autres bals il n'y avait que ton absence.

C'était il y a des mois. J'y pense encore, tu vois. Je serai à nouveau à ce bal l'an prochain. Il ne me reste qu'à espérer que tu y soies, et que tu aies meilleure mémoire des visages que moi.

samedi 30 août 2014

Au jeune homme

Laisse-moi te parler de T.

T. a ton âge à peu près, mais il n'a pas un chouette appartement comme le tien. Il dort dans sa voiture avec son chien. Sa voiture ne roule pas. Enfin vaudrait mieux pas vu qu'il n'a plus de permis et qu'elle n'a pas de freins, mais bon, c'est pas vraiment une voiture, je te dis, c'est surtout pour dormir, c'est mieux que dans la rue même si c'est dans la rue quand même. Question de nuance.

T., avec sa coupe à la tondeuse, son t-shirt noir et son pantalon de sécurité, si tu savais comme il te ressemble.

Seulement voilà toi tu sors pas de prison, ça se voit tout de suite, je sais pas à quoi mais ça se voit. Tu sors pas de prison et tu y retournes pas la semaine prochaine. Enfin ça c'est si T. ne trouve pas une adresse, parce que la voiture avec le chien ça suffit pas pour mettre en place le bracelet électronique. L'histoire ne dit pas ce que devient le chien si T. retourne en tôle.

T. n'a pas eu des parents sympa pour lui payer des études. Non mais je sais bien qu'ils te font chier tes parents. Les siens l'accueillent à coups de carabine à plomb. L'histoire ne dit pas ce qu'il a fait pour, mais enfin ça, c'est seulement si on pense que ça peut se justifier.

Oh je vais pas te faire pleurer, hein, T., c'est pas un innocent. Il a fait des trucs pour y aller, en tôle. Il a tendance à s'énerver dur, toi j'imagine que tu tabasses pas les gens quand t'as des pulsions d'agressivité, tu fais ça plus subtil, et puis il vole aussi, tiens, t'as pas retrouvé ta voiture à cheval sur des parpaings l'autre matin ? Ben voilà tu vois tu le connais déjà, les présentations sont faites.

Bien mérité alors, mais ça c'est seulement si on pense que la tôle ça peut être mérité. Et puis vois-tu, T., il est déjà pas mal violent. Il a ce truc qui a tendance à jaillir un peu n'importe quand de façon anarchique, pas toujours, hein, globalement franchement il est super gentil, mais ça fait comme des explosions régulières. Tu crois vraiment qu'il va ressortir de tôle moins violent ? Moi je crois pas qu'on apprenne quoi que ce soit de bon en tôle. Peut-être même que la tôle y est pas pour rien dans ce rôle de violent dans lequel il s'est enfermé. Enfin bref. La poule ou l’œuf.

Et puis tu vois T., là, maintenant, on peut discuter avec lui. On peut partager le même monde. Franchement je l'ai rencontré c'était tout de suite comme un petit frère, et pourtant c'est rien de dire qu'on a pas le même parcours. Tu te demandes comment je connais un gars comme ça. C'est un pote d'un pote, un ami d'un ami, comme tu veux, j'ai pas trop tendance à hiérarchiser, je suis pas facebook. Tu le mets un an de plus en tôle, je suis pas sûre qu'à la sortie on puisse encore lui parler. Faudrait pas grand'chose pour qu'il se ferme définitivement, cadenassé acier blindé, pas grand'chose pour casser le fil qui le relie encore à nous, tu sais, nous, les autres, les gens bien. Et on pourrait même dire que c'est déjà un miracle qu'il soit encore là, ce fil, et qu'il lui a fallu une sacrée dose d'énergie et de bonne volonté, à T., pour le préserver jusqu'ici. Mais faudrait pas trop lui en demander quand même. Son humour a des limites.

T. avec son sourire à décrocher la lune et ses dents à mordre dedans.

Enfin bref ce matin je fais deux ou trois tours du parking à vélo et je retrouve pas la voiture pourrie de T. J'étais un peu inquiète, t'imagines bien. Parce que ça pouvait vouloir dire qu'il avait trouvé une adresse, mais aussi bien qu'il était retourné en tôle plus tôt que prévu, pour une autre affaire, paf, la main brutale de la justice et disparu du paysage. Et toi tu t'arrêtes en bagnole à mon niveau et tu me fais remarquer que "Mademoiselle, c'est un sens interdit."

Déjà tu m'appelles mademoiselle j'aime pas. Est-ce que je t'appelle mon petit monsieur ? Honnêtement ça m'a fait tout chaud d'un coup, ça m'a donné envie de, ça m'a donné envie de t'expliquer, tu vois, intensément.

Alors voilà.

lundi 28 juillet 2014

Atlas mother

Au fond tu avais raison lorsque tu jugeais mon attitude humiliante.
Pas pour les motifs que tu avançais.
Mais j'ai eu pour toi, un peu, des sentiments maternels.
Oh, rien que de très louable : j'ai eu envie de t'aider, de te protéger, je me suis inquiétée pour toi.
Mais tu es un homme adulte, pas un chat perdu. Alors tu as raison de te sentir blessé. Car par ces sentiments maternels je te mets en minorité, je te juge inapte à agir par toi-même, je nie ton libre-arbitre.
Si je veux prendre le monde sur mes épaules, n'est-ce pas que je le crois incapable de se tenir debout seul ?
Si je crains de faire du mal, n'est-ce pas que je le juge vulnérable ?
Si je veux être cohérente dans mon désir de n'être pas mère, il est temps de laisser aller.
Coupable, toujours coupable la mère, même lorsqu'elle n'est mère de rien.
Pitié pour les mères.

dimanche 27 juillet 2014

Du refus

Depuis que j'ai commencé à faire moi-même le premier pas, je prends contact avec cette réalité que : beaucoup d'hommes ne veulent pas de moi. Pour toutes sortes de raisons.

Parce qu'ils respectent un principe de monogamie dans leur couple.
Parce qu'ils ne comprennent pas qu'étant moi-même en couple, je puisse ne pas être monogame.
Parce qu'ils sont mal à l'aise avec une femme qui exprime ouvertement son désir.
Ou tout simplement parce que je ne leur plais pas : ça arrive.

Je n'aurai jamais accès aux raisons profondes de leur refus. Parce qu'ils ont le droit de ne pas vouloir les exprimer, ou de cacher les véritables. Et qui suis-je pour exiger des justifications ? Qui serais-je si je discutais ? Un non est un non. Ton refus est pour moi sacré.

Je suis une femme. Je n'ai pas l'habitude d'être refusée. Mais c'est simplement que je n'ai pas l'habitude de demander, d'initier la rencontre. Ces refus nombreux font partie du roman d'apprentissage de n'importe quel homme, dans notre culture où l'on considère que l'homme doit faire la demande. Et de ces refus j'apprends qu'ils ne sont pas négatifs, mais porteurs de vie. Ils me sortent de la douloureuse incertitude. Ils soulagent la tension de l'attente. Me font faire l'expérience de la belle liberté de l'autre. Me rendent la mienne en me permettant de me déprendre. Et dès que j'ai montré mon désir, cela devient pour moi plus facile, puisqu'alors la balle est dans ton camp, ce n'est plus de ma responsabilité, à toi de te débrouiller avec cette petite bombe que je te lance.

Ce parcours, je l'entame si tard, il m'a fallu si longtemps, vingt ans pour comprendre que je pouvais, moi aussi, initier la rencontre, que je n'étais pas obligée d'attendre passivement que l'on me cueille, que je pouvais moi aussi choisir, même si cela implique évidemment dans ce cas la possibilité du refus, et je chéris ce refus puisqu'il est le signe que j'ai osé, que j'ai eu le courage de me découvrir.

Ainsi en disant simplement tu me plais je joue contre deux clichés à la fois.
Celui qui voudrait que les femmes aient moins de désir que les hommes.
Et celui qui prétend que les hommes, mûs par leur appendice génital, ne sauraient pas dire non à une partie de plaisir offerte.
C'est loin, très loin d'être le cas.

vendredi 25 juillet 2014

La faïence et l'angoisse

A certaines périodes c'était tout les jours, ou même matin, midi et soir. Mais en général, plutôt une ou deux fois par semaine. Il y avais comme un seuil. Je venais de manger - un peu trop, mais pas forcément, et si c’était le cas, pas non plus déraisonnablement : juste un peu dépassé mon appétit, ou pris une nourriture riche. Mais à un moment je prenais distinctement conscience que je n’allais pas y échapper. Que nourriture que j’avais déjà absorbée m’était insupportable, que je n’allais pas réussir à la garder dans mon estomac.

Alors je commençais à absorber de grandes quantités de nourriture. Vraiment très grandes, tu n'imaginerais pas. Jusqu'au malaise, à la nausée, au dégoût. Les nourritures les plus riches. Tout ce qui était dans mes placards. ça m'est arrivé d'aller faire les courses spécialement pour cela. J'achetais alors tous les aliments habituellement interdits. Des bombes caloriques. Ceux qui déclenchaient à coup sûr une crise si je me les autorisais en temps normal.

Il y a des aliments dont je n'ai plus pu manger pendant des mois ensuite. D'autres dont le dégoût dure encore, seize ans plus tard. Car tout cela était destiné à finir dans les chiottes. A repasser la porte de mes dents. Après avoir été mâché, à être vomi. Reconnaître au second passage le goût des aliments que j'avais absorbés était une expérience abominable.

A genoux devant les toilettes, je me faisais vomir avec toute cette application, toute cette ténacité dont je suis capable. Comme un accouchement à l'envers, je déclenchais de formidables contractions qui me tendaient tout le corps, sollicitant chaque muscle vers le rejet. Tu n'imagines pas ce que ça demande de force et ce que ça me laissait comme courbatures, le corps entier en souffrance. Entre deux efforts, je regardais mon ventre nu dans la glace en pieds pour voir s'il avait désenflé. La boulimie pour moi mimait une grossesse et un avortement. Ventre gros, ventre plat. Je suivais sur la balance les progrès du vidage. Jusqu'à être complètement à jeûn. Brossée de l'intérieur.

Ma dernière crise de boulimie remonte à plus de sept ans. Sur le moment je ne savais pas que c'était la dernière. Elles ont cessé lorsque j'ai pris conscience que ce n'était pas la nourriture le déclencheur, mais l'angoisse en amont. A l'époque, cette angoisse, je ne la sentais pas monter en moi. Je la vivais à travers ces crises.

Aujourd'hui je n'ai plus la médiation de la nourriture - absorption, rejet - pour s'interposer entre mon angoisse et moi. L'angoisse, je la vis à présent en prise directe, sans écran. J'ai appris à la reconnaître. Je sais quand elle monte, quand elle est là.

Je n'ai plus la possibilité de l'évacuer dans les chiottes avec le contenu de mon estomac distendu. A présent je dois faire avec : la vivre jusqu'au bout, faire cette expérience de l'angoisse, suffocante, hallucinatoire, des heures durant, parfois des jours. Elle partira quand elle partira. En parler à un ami aide. Les amis ne sont pas toujours là. Je fais avec l'angoisse. Je reste chez moi, pestiférée, craignant de faire du mal à tous ceux que je touche. Je goûte l'angoisse, je la déguste, je l'explore à fond. Elle est pour moi liquide, noire et amère : comme la bile. Je crois meilleur de la connaître que d'agir sous son emprise sans la reconnaître.

J'ai définitivement laissé la boulimie derrière moi, et avec elle j'ai perdu cette possibilité de me débarrasser de l'angoisse par la violence, par ces crises qui me laissaient anéantie de fatigue, stupide, vidée de toute force pour un ou deux jours. Je restais là, étendue, inerte, je n'étais plus capable de rien. J'en avais fini avec moi.

mardi 22 juillet 2014

Fléché

Tu me dis que tu es incapable de savoir si un homme est beau ou non. Qu'en tant qu'homme hétérosexuel, tu es comme aveugle à la beauté masculine : pour toi, aucun homme n'est plus beau qu'un autre. Tu refuses d'entrer dans toute discussion à ce propos.

Et je dis : homophobie bien sûr, mauvaise foi, mensonge à coup sûr (ne te permets-tu pas de trouver certains hommes bien laids ?).

Pourtant cela ne te choque pas, je pense, et tu trouves normal que femme, lorsque je mets les pieds dans un musée, je sois sommée d'apprécier la valeur esthétique du nu féminin.

Mais toi non ? La valeur esthétique du nu masculin, tu t'en coupes, ainsi que d'une bonne part de la peinture classique alors : es-tu donc meilleur que Michel-Ange ou que Léonard de Vinci pour refuser toute beauté à leurs mâles modèles ? Et une montagne, et un navire, es-tu incapable d'en voir la beauté aussi ? Ne la reconnais-tu que lorsque tu veux te la faire ?

Refuseras-tu de soupirer avec moi au sensuel supplice de saint Sébastien l'adorable, corps trouble d'adolescent évoquant l'homme et la femme et plaisant à tous deux - la beauté n'a pas de sexe, tu te coupes de la moitié de ton plaisir...

lundi 21 juillet 2014

Toutes les Judith, les Salomé

Dans ce musée à chaque salle on butait sur ces femmes dansant en brandissant une tête coupée sur un plateau. Autre légende, même histoire, symbole de la femme séductrice et cruelle qui, par le caprice de son pied léger, fait tomber le grand homme.

Mais ces tableaux sont peints par des hommes, inspirés d'histoires par des hommes racontées ; si l'on écoutait la parole des femmes, et si par des femmes elle était mise en oeuvres d'art, les musées ne seraient-ils pas emplis de jeunes hommes mutins et gracieux cabriolant autour de fortes femmes décapitées en leur nom ?

Aussi ces tableaux ne nous disent-ils rien sur une soi-disant nature perverse de la femme, mais sur la nature du désir lorsqu'il n'est partagé ; car par ton refus tu me crucifies, tu me saignes, tu m'abats, et c'est une douleur que je ne voudrais m'épargner.

Plus belle que d'essayer de forcer ton refus.
Plus belle que d'en concevoir du ressentiment.
Plus belle que n'avoir rien senti.

samedi 19 juillet 2014

Ensemble

Louie et moi ne couchons pas ensemble.
Nous nous regardons dans les yeux une seconde de trop, et les détournons dans un sourire.
Louie et moi n'échangeons pas d'avides baisers. Ne mêlons pas nos soupirs.
Nos doigts passent légèrement sur la peau de l'autre lorsque nous nous faisons la bise, juste un peu, juste un peu trop.
Nous ne crions pas de plaisir ensemble. Aucune main posée sur la nuque ne remonte en se glissant à travers les cheveux. Jamais mon corps nu entier étendu contre toute la longueur de son corps.
Lorsque nous sommes seuls tous les deux c'est assez rapidement bizarre.
Louie et moi nous n'échangeons pas de vibrantes caresses. Nous n'étanchons pas notre soif au corps de l'autre.
Nous avons les mêmes goûts. Nous nous ressemblons comme frère et sœur. Nous nous rencontrons sur une quantité de choses incroyable.

Nous sommes timides et attirés.

vendredi 18 juillet 2014

Et les dents qui scintillent

Nous filons à vélo à travers la campagne, je te suis avec béatitude.
Non pas comme mon seigneur et maître, mais comme : celui que je vais manger.

lundi 30 juin 2014

Ton visage

Ton visage est si sexy.

Ton visage est si sexy qu'y repenser me choque. A chaque fois.

C'est délicieux d'être choquée.

Je ne sais pas pourquoi ton visage est si sexy. Tes yeux bien sûr, ton regard intense. Le reste je ne sais pas, une question d'angles sans doute, mais je ne comprends pas comment ton visage me fait autant d'effet. Peut-être tout simplement parce que ton visage me parle de toi, et tu es magnétique.

Ton visage est si sexy que je ne peux en détacher mes yeux. Je veux dire, je suis bien forcée d'en détacher mes yeux, sinon ce serait gênant. Pour toi. Je pense. Mais je te regarde autant que je peux.

Tu n'aimes pas les compliments. Cela te gêne. Alors c'est en silence, en pensée que je m'exclame qu'est-ce que tu es beau qu'est-ce que tu m'excites car j'aime le dire, goûter à nouveau dans mes mots le désir éveillé par ta vue.

Ton visage est si sexy que lorsque mes yeux se ferment sous le plaisir que tu me donnes, je suis jalouse de ces moments volés à la contemplation de ton visage.

dimanche 8 juin 2014

Tomber

Après des heures de travail je finissais de planter six pieds de tomates. Il avait fallu défricher le sol, l'ameublir, l'amender, planter, pailler, pour enfin obtenir ces six pieds tout fiers sur une petite butte.

C'est en finissant de disposer sur cette butte quelques brins de mélisse citronnée arrachés dans le mouvement - et pourquoi pas, en effet ? - que j'ai eu l'impression de fleurir une tombe.

Et même si ce jour-là ni aucun autre nul cadavre sous la terre fraîchement remuée, c'est une tombe, il est vrai, comme tout jardin est un cimetière ; et travaillant la terre je cultive mes morts.


samedi 7 juin 2014

Les jours sont des heures

Ce rêve la nuit dernière.

Je devais interrompre une promenade avec toi - en un lieu enchanteur, des herbes hautes, un canal - pour attraper ce car qui m'emporte au loin.

Le car partait à 15h49.

A mon retour, il était une ou deux heures du matin, mais dans le rêve cette heure était étrange, incompréhensible, il faisait grand jour.

Un ou deux jours, le temps d'un week-end, selon qu'il est ou non réduit par l'emprise du travail.

Quinze jours, ce sont de petites vacances.

Quarante-neuf jours, à peu près la durée des grandes.

Ce sont des heures et des minutes, les jours passés avec toi ; chaque fois j'en suis arrachée comme d'un sommeil insuffisant.

samedi 8 mars 2014

Finir

Des mites alimentaires. Il faut s'en débarrasser. Et si les pièges font assez bien leur boulot dans les placards, de temps à autre une qui voltige, pas très rapide, pas très adroite, autant en terminer tout de suite d'un claquement de mains.

Plusieurs claquements de mains, pour ne pas laisser se prolonger l'agonie. Jusqu'à ce qu'aucune petite patte ne bouge plus. Mais en terminant aussi brièvement que possible l'existence de la petite bestiole, je sens sa minuscule protestation.

Une vie de mite, ce n'est pas grand'chose. Mais pour cette mite, c'est tout ce qu'il y a.

Je sens cette minuscule protestation.