dimanche 17 juin 2012

La dernière saison

La dernière fois que la mode m'a tentée, c'était à l'automne 2005.

Cette année-là il n'y avait que dentelles, velours dévorés et rubans voluptueux. Des camées, du cuivre, du cuir souple, du bleu nuit, du brun chaud, des camaïeux ternes si délicats, de faux corsets, des lacets, des décolletés intéressants, des coupes qui enserraient la taille et flattaient les hanches, très féminines. C'était confortable et excitant tout à la fois.

Je remplissais mes armoires de jupons et de volants pour vous plaire. Je crois que cela vous plaisait. Je ne sais pas trop. Après tout, je passais la plupart du temps avec vous déshabillée, et vous n'étiez pas homme à faire des compliments.

Et puis il y avait eu cette affaire curieuse, au milieu de la saison : le blocage des imports de Chine. Et les riches manteaux, vestes, robes, chemisiers à jabots de l'hiver avaient été remplacés à la va-vite par de piteuses copies, de piètre qualité, cousues en catastrophe au Maroc ou en Turquie, tant déjà les bornes avaient été passées.

Je ne sais si cet épisode sera, plus tard, considéré comme historique.

Au printemps suivant apparaissaient pour la première fois ces silhouettes de robots, leggings et robes-trapèzes. Je commençais à réfléchir à l'éthique des textiles chinois. Quoi qu'il en soit, vous n'étiez plus dans les parages. Plus jamais depuis je n'ai été tentée de suivre la mode.

samedi 16 juin 2012

Insinué peu à peu

Pourtant la première fois que je vous ai vu je ne vous avais pas trouvé bien remarquable. Rien de positivement laid, mais rien qui puisse expliquer cette brûlante vénération que j'ai eue pour vous par la suite.

Ce n'est qu'un peu plus tard que j'ai appris à apprécier votre nez un peu long, vos yeux petits et enfoncés, votre front pas très haut que ne servait pas votre étrange coupe de cheveux, votre bouche grise de vieillard desséchée par l'abus de tabac.

Le premier jour - et le second aussi, je crois - vous étiez mal éveillé au milieu de l'après-midi, perdu dans les brumes de l'alcool, et l'odeur de votre corps m'avait paru étrange.

Vous étiez arrogant et brutal en mots. Vous preniez plaisir à m'humilier. Cela m'allait. Cela faisait partie du jeu. Les insultes en étaient les ornements. Vous étiez dur, sévère avec moi, égoïste : tout vous était dû, je n'avais aucun droit. Cela aussi faisait partie des règles. Votre exigence était terrible, vos sanctions irrévocables, votre dédain cinglant.

Je tremblais à votre approche, mais peu à peu ce ne fut plus de peur, ou plus seulement de peur. Je tremblais de l'intensité de votre présence, qui pour moi était devenue sacrée.

Or ce n'est pas seulement votre talent pour dominer qui m'a attachée à vous par des liens si certains. Qu'était-ce ? Je crois que c'était ce fin sourire délicat, indulgent, ce sourire comme pour vous-même qui flottait parfois dans votre visage ravagé d'ange déchu, ces éclats d'amusement si rares aux coins de vos yeux qui marquaient que vous goûtiez la farce, et que loin de me forcer, nous la partagions.

vendredi 15 juin 2012

Voyage en mars

Des Chroniques martiennes, je me souvenais l'intense poésie de la civilisation de Mars, qui avait tant marqué mes onze ans, et la bizarre fantaisie de l'auteur.

Je ne me souvenais pas que c'était également drôle par moments. Pas toujours volontairement je crois : le petit côté "vaudeville martien" des toutes premières nouvelles, par exemple. Mais c'est irrésistible.

Mais surtout, je ne me souvenais pas que ces nouvelles étaient chronologiquement ordonnées, organisées, et surtout datées. Et tandis qu'à l'époque où je les avais lues il s'agissait bien encore d'anticipation, ces dates, pour la plupart, sont passées depuis, et je relis les Chroniques dans une autre lumière, en y mêlant les souvenirs vivaces de ce que ces moments vécus signifient à présent pour moi. Je relis mon histoire au fil de l'histoire.

Février, août 1999. Des souvenirs amers, que je n'aime pas évoquer.
Avril 2000, au contraire, fut un temps très heureux.
Février 2002. Une autre campagne présidentielle. J'attendais avec fébrilité une élection qui n'eut jamais lieu.
Juin 2003. Un échec, et frapper du pied au fond pour remonter.
2004-2005. Très exactement le temps de mon amour pour vous, sa lumière, sa violence disloquante. C'est alors avec surprise que je vois les dates insister :
Novembre 2005. Novembre 2005. Novembre 2005. Le moment où tout s'est effondré, mes espoirs, votre image, la vie tranquille que je ne pouvais plus poursuivre.

Etrange de voir comme les flux et reflux de mon passé suivent les vagues de cette histoire au rythme de dates qui, pour l'auteur, n'étaient encore que des dates.

Mais rien de tout cela n'était écrit pourtant. C'est moi qui, dans ces pages, cherche un sens.

2026, ce nouveau monde est encore à attendre.

jeudi 14 juin 2012

Mon homme intérieur

J'aurais du mal à définir cette impression. Que mes désirs sont inopportuns. Que je suis, là où je suis, indésirable. Ce n'est pas exactement cela. L'impression que ma présence gêne comme si elle avait quelque chose d'un scandale. On se tait quand j'arrive. On se détourne. On trouve un prétexte pour partir. Ma présence gêne.

Je ne saurais pas caractériser cette impression autrement que : l'impression d'être un homme. Certes, cette impression n'est pas en soi déroutante : la plupart des hommes le vivent très bien. Mais je ne me sens pas n'importe quel homme. L'inopportun (on tourne en rond). Vous le connaissez tous. Celui qui ne dit rien et s'accroche à votre conversation, les cheveux plats, le verre vide. On accepte plus facilement cela d'une femme. Chez un homme, c'est gênant. C'est un intrus.

Mais surtout, l'impression d'être un homme, et même un vieux garçon mal lavé, alors que je suis une femme. Je ne sais pas si vous vous rendez compte, tous, autour de moi, que ce qui vous met franchement mal à l'aise, c'est que de loin vous vous attendez à trouver une femme, alors qu'en fait c'est à un homme complexé, mal dans sa peau, bizarre et tendu que vous aurez affaire.

jeudi 7 juin 2012

Octobre en juin

Ray Bradbury est mort, ça m'a fait un choc.

Pas tant d'apprendre sa mort que, l'apprenant, de découvrir qu'il était jusque-là vivant. Jamais je n'aurais imaginé que nous ayons pu être contemporains. Pourtant c'était le cas jusqu'à hier encore. Le sachant, je ne l'aurais pas davantage rencontré. Cela aurait-il changé quelque chose ?

A présent Bradbury est tel que je me l'étais toujours imaginé. Achevé.

Je l'avais fait naître bien trop loin, sans jamais vérifier - car quelle importance ? Mais il n'était même pas si ancien, Bradbury. Bien moins, en fait, que telle ou telle chère vieille personne, ma grand-mère, ton grand-père, morts au même âge, il y a des années de ça.

Ainsi à peine sera-t-il pour moi sorti de l'histoire, et trop tard, pour aussitôt y retourner.

Depuis longtemps déjà je voulais relire les Chroniques martiennes.

mardi 5 juin 2012

A la réunion des castratrices anonymes

MOI - Bonjour, je m'appelle Ephra et je suis castratrice.

TOUTES - Bonjour Ephra !

MOI - Et aujourd'hui je n'ai pas humilié d'homme depuis six jours...

TOUTES - Bravo !

MOI - Tout à l'heure, quand même, j'ai appelé publiquement un collègue "chaton"...

TOUTES - (Murmure de déception) Ooooooooh...

MOI - Mais il m'a chambrée en retour, alors j'ai l'impression que ça allait.

TOUTES - (Murmure de soulagement) Aaaaaaaaaah !

LA MODERATRICE - Et tu as eu des crises de manque, Ephra ?

MOI - Ah mais tout le temps ! En fait, c'est un réflexe, j'arrive pas à me déshabituer du geste pour l'instant. A chaque fois qu'un homme me plaît, j'ai le réflexe de le traiter comme un petit garçon, pour pas perdre le contrôle. Sinon, j'ai l'impression de ne pas savoir comment faire. Je crois que j'ai surtout peur, en fait.

LA MODERATRICE - Tu sais de quoi tu as peur ?

MOI - Je sais pas... De leur désir ? De mon désir ? De pas être assez intéressante ? Je sais pas...

LA MODERATRICE - Et comment gères-tu ces moments où tu as peur de craquer ?

MOI - Ben pour l'instant, j'ai pas vraiment trouvé de moyen, à part me dire que c'est mieux de pas écraser les hommes. J'essaye d'y penser et de me retenir. Je me raisonne, je me dis que c'est un mauvais moment à passer, que tout ira mieux quand j'aurai repris l'habitude de traiter les hommes comme des adultes responsables. Mais c'est pas évident. Il y a toujours comme un petit démon en moi qui me dit...

LA MODERATRICE - Alors, que dit-il, ce petit démon ?

MOI - Ben, que si je vais pas les draguer moi-même...

TOUTES - (Murmure compréhensif) Aaaaah...

MOI - Si je vais pas les draguer moi-même, si je fais pas tout à leur place, j'ai l'impression qu'ils oseront jamais venir me parler, vu que depuis le temps que je suis castratrice je suis devenue assez inaccessible, en fait. Donc du coup je suis tentée de leur rentrer un peu dedans, surtout quand je me sens seule. En ce moment, c'est souvent. Et c'est dur.

LA MODERATRICE - Mh-hm...

MOI - Et du coup c'est l'attente, en fait, le plus difficile.

LA MODERATRICE - L'attente ?

MOI - Oui, accepter d'attendre. Parce que si un homme me plaît, si je commence à lui faire des compliments, sur ses vêtements, sur ses yeux, son corps, il saura tout de suite qu'il me plaît. Mais si je fais ça, d'une certaine manière, je le traite comme une femme, et je prends un rôle d'homme. Je l'expose, et ça va le gêner. Je le rends passif. Je fais tout. Alors qu'au contraire, si je veux le laisser faire, ben faut que je... Je sais pas... Que je me passe la main dans les cheveux, que je prenne des poses offertes, que je rie à ses blagues... Que je montre que je suis ouverte, mais sans le dire, sans prendre l'initiative. Et ça, forcément, c'est long, c'est beaucoup plus long, même si à la fin peut-être c'est plus agréable de se sentir désirée. Et puis, je sais pas, parfois ils sont maladroits, ils se lancent pas. Alors du coup c'est tentant, d'activer un peu les choses. C'est dur de me retenir. Enfin bon, je résiste. J'essaye.

LA MODERATRICE - Ah mais attention Ephra, tu te rends les choses difficiles, là, hein, je trouve ! Arrêter d'être castratrice, ce n'est pas non plus forcément devenir une potiche, ni une femme soumise !

MOI - Oui ben voilà, pour l'instant, j'arrive pas encore à trouver la limite, le bon équilibre, voilà.

LA MODERATRICE - On remercie Ephra pour son témoignage et on l'encourage ! (Applaudissements) Ephra, as-tu une idée maintenant pour aller plus loin dans ta démarche ?

MOI - Ben, je pensais, peut-être, renoncer à ma collection de bites. J'en ai pas mal, depuis le temps. Je pensais essayer de retrouver chacun des hommes avec lesquels j'ai eu une relation castratrice et aller leur rendre leur bite.

LA MODERATRICE - Hmm, ah, c'est une idée intéressante ! Et dis-nous, Ephra, à ton avis, quelle sera leur réaction ? Est-ce que ça va leur faire plaisir ?

dimanche 3 juin 2012

Un os.

Aveuglée par ton côté solaire, je n'avais pas jusqu'ici remarqué à quel point tu étais maigre.

Ce n'est pas cette maigreur aimable de l'adolescence, toute souplesse ondoyante, pas non plus une maigreur maladive, mais réellement, tu es si maigre. Ton bras, c'est un os.

Et au-delà de l'inquiétude que ta maigreur fait naître - es-tu malade, es-tu mourant ? - frappe à coups réguliers un souci plus bas. J'appréciais jusqu'ici ta sensualité nonchalante, ta vitalité anarchique ; mais ta maigreur fait naître en moi une faim plus malsaine. Et je me rends compte qu'une fois de plus, en te désirant, j'ai repéré, avec un flair imparable, l'animal le plus faible du troupeau.

Je suis un prédateur, un dépeceur de chairs faibles, et pas un de ces prédateurs nobles qui s'attaquent à de majestueuses montagnes de muscles, non, un prédateur loqueteux, un loup des steppes, si conscient d'être minable qu'il ne s'attaque qu'à des animaux en manque de quelque chose d'important, des animaux en détresse, des proies dont il juge qu'elles lui seront faciles. Le choix de nos désirs en dit long sur le mépris en lequel nous nous tenons, nous autres prédateurs de tout jeunes, de vieux, de malades, de brisés.

Soyez beaux, forts, brillants, habiles, élégants, c'est uniquement lorsque vous me confierez un coeur estropié, une enfance malheureuse, une ombre de mort que vous ferez dresser mon oreille et frémir ma narine.

J'aurai senti l'odeur du sang.

Je te ferai confier à moi, et c'est par là que je t'approcherai, par la voie des larmes et de la tristesse, et non par les rires et la danse. Je ferai fleurir en toi la victime, pour mieux te consoler. Je tuerai en toi l'assurance, pour être l'épaule sur laquelle tu t'appuies. Je cultiverai tes humeurs noires, car c'est moi qui serai capable de les purger. Ce sont tes qualités qui m'attirent, mais ce sont tes failles qui me disent "vas-y", c'est par elles que j'espère m'insinuer. Et pour cela je les cultiverai. J'attirerai constamment ton attention sur elles. Je te ferai devenir faille. Je devrais te crier de t'éloigner. Mais je rôde autour de toi, silencieuse, béante.

Ainsi s'enfle peu à peu mon ventre, de membres maigres, et de vies blessées.